Quand on courtise Germania

Cimes 19/9/1946

 

J'étais à San-Francisco, ce 8 mai 1945, où l'Allemagne est tombée. Les journaux parurent avec un grand titre. À peine plus grand pourtant que pour un assassinat sensationnel. Pas une boutique ne ferma. Aucune manifestation non plus. Je vis alors dans ce manque d'enthousiasme un présage mauvais. Triompher sans allégresse, c'est n'avoir pas compris l'enjeu de la lutte. Me trompais-je ?

Un an a passé. Voici déjà qu'on courtise cette Allemagne insuffisamment vaincue.

Entre Russes et Américains, c'est une surenchère pour conquérir son cœur. Nous ne demandions pas, nous ne demandons pas une paix de vengeance. Notre âme est sans haine. Mais nous savons le danger pour elle-même et pour le monde d'une Allemagne qu'on relèverait sans l'avoir désintoxiquée des miasmes nazis.

Il s'est passé un drame depuis cette année 1944-1945 qui vit la chute de l'Allemagne : Les Alliés ont cessé de s'entendre. La radio moscovite déverse sur les  États-Unis des tombereaux d'accusations et d'insultes. La presse américaine parle de l'URSS avec une sévérité qu'au pire de la guerre elle n'a jamais eue pour l'Allemagne.

En vain, la France s'est dépensée pour éviter cet antagonisme. À rapprocher nos alliés, M. Georges Bidault s'est épuisé depuis un an.

Mais en dépit de cet effort constant de la France, l'antagonisme demeure partout : en Chine, où par le truchement des deux grands partis chinois, les hostilités sont effectives, au Moyen-Orient, sur les Détroits, en Italie...

En Allemagne aussi, hélas ! La France a joué ce rôle médiateur par amour de la paix. Elle l'a fait également parce que c'était son intérêt. Notre position géographique est telle que tout conflit nous expose. Surtout nous savons de science sûre que de l'hostilité entre les alliés une seule puissance peut bénéficier : l'Allemagne. Nous ne nous trompions pas. Ah ! On n'attend pas pour la relever qu'elle soit punie ! En toute hâte, chacun la baptise démocratique, un peu comme le capucin de l'histoire baptisait carpe une poularde.

Les Allemands ont bien compris. Docilement, ils se donnent le visage que veulent leurs maîtres du moment. Disciplinés, ils votent avec ensemble pour qui on leur recommande. Et puis ils se laissent courtiser.

Et c'est à qui les courtisera, car ils représentent encore une force considérable. On est prêt à leur rendre tout. Les Russes ne cachent qu'ils reprendraient volontiers la Silésie aux Polonais pour la restituer aux Allemands.

M. Byrnes ne sera pas en reste. Il prononce un grand discours à Stuttgart. Le plus clair de son exposé, c'est que la Ruhr et la Rhénanie resteront allemandes, et que pour la Silésie les Polonais feraient bien de ne pas trop y compter.

Et si ce n'était que ce discours, mais tous les indices sont là. Et plus la tension sera forte entre les Soviets et les Américains, plus l'Allemagne sera recherchée. Pour nous Français, il ne nous reste que de nous attacher à obtenir des garanties solides. Nous en avons déjà obtenue une : après M. Bevin, c'est M. Byrnes qui a reconnu que la Sarre devait être intégrée à  la France. Et puis de toutes nos forces tenter d'être le pont entre ces deux moitiés antagonistes du monde : leur rupture pourrait être notre ruine ; leur rapprochement serait la seule certitude que l'Allemagne ne redeviendra pas une grande puissance.